Vous vous demandez peut-être si les enfants peuvent apprendre à lire en maternelle, tout en prenant un plaisir immense à cette activité ? Non, la question n’est pas farfelue ! C’est le point de départ de la réflexion de Céline Alvarez, une enseignante hors du commun. De 2011 et 2014, elle lance une expérimentation instructive dans une classe de maternelle multi-âges à l’école de Gennevilliers, quartier défavorisé en région parisienne. Les élèves concernés ont de 3 à 6 ans, répartis de la petite section à la grande section de maternelle. Quels sont les 2 points de départ de cette maîtresse engagée, afin de mener à bien cet apprentissage de la lecture avant le CP ? Suivons-la dans son aventure humaine et pédagogique !

Apprendre à lire en maternelle : ce que disent les sciences cognitives

La science en appui des pratiques éducatives à l’école

En France, l’apprentissage de la lecture se fait officiellement en classe de CP, normalement à l’âge de 6/7 ans. Pendant cette année scolaire, l’élève automatise sa connaissance du code alphabétique, c’est-à-dire le codage graphique de chaque son de la langue. Cela est possible grâce au travail préparatoire sur les unités sonores de la langue effectué en classe de maternelle. C’est ce qu’on appelle la phonologie.

Linguiste de formation, Céline Alvarez décide d’aller plus loin en devenant lauréate du concours de Professeur des écoles en 2009. Elle intègre l’école maternelle de Gennevilliers avec un projet en tête, l’aval de l’ Éducation nationale et le soutien de l’association Agir pour l’école. Il s’agit d’utiliser l’apport des neurosciences pour mettre en place une pédagogie générale qui s’appuie sur le désir naturel d’apprendre de l’enfant. L’accent est mis, entre autres compétences, sur l’apprentissage de la lecture.

Les neurosciences, c’est quoi ? Ce sont les sciences basées sur l’étude du fonctionnement du cerveau humain. Lorsqu’elles sont appliquées à la manière dont on apprend, on les appelle les sciences cognitives.

La plasticité cérébrale, condition pour apprendre à décoder avant le CP

Le principe sur lequel s’appuie l’expérimentation ? La plasticité cérébrale ! Le cerveau du nouveau-né est constitué de milliards de neurones. Deux neurones qui se connectent s’appellent une synapse. C’est en grandissant et en explorant le monde que le cerveau de l’enfant se structure. Ainsi, des milliards de synapses – connexions – se créent entre 0 et 5 ans.

Le jeune enfant est donc « équipé » naturellement pour apprendre, mais… pas pour lire ! Devenir lecteur, c’est créer et développer des connexions neuronales et modifier durablement les structures du cerveau. C’est ce que montre une étude internationale de 2010 coordonnée par Stanislas Dehaene, chercheur en neuropsychologie. Il en conclut que pour devenir un bon lecteur, il faut s’appuyer sur cette période de la petite enfance où la plasticité du cerveau est maximale.

▶️ Pour aller plus loin, vous pouvez lire le court ouvrage de vulgarisation de Stanislas Dehaene, destiné aux enseignants et aux parents : Apprendre à lire, des sciences cognitives à la salle de classe

Livre Stanislas Dehaene Apprendre à lire Des sciences cognitives à la salle de classe

Stanislas Dehaene – Apprendre à lire, des sciences cognitives à la salle de classe – Éditions Odile Jacob

Les travaux du docteur Montessori : une base pédagogique pour l’apprentissage de la lecture avant le CP

Céline Alvarez revisite explicitement les principes pédagogiques élaborés par Maria Montessori.

En 1896, cette femme médecin italienne, qui a ensuite étudié la psychologie, a basé ses recherches sur l’observation d’enfants souffrant de handicap mental dans un établissement psychiatrique à Rome. Elle constate qu’aucune activité ne leur est proposée. Pour se développer, ils ont besoin de jeux, de matériel et d’autonomie. En 1907, elle affine son étude et teste ses recherches en devenant l’institutrice d’autres bambins d’un quartier populaire de San Lorenzo.

portrait de Maria Montessori

Maria Montessori

Quels sont les principes de sa pédagogie ?

  • Éduquer le plus tôt possible ;
  • observer l’enfant ;
  • accompagner son développement naturel en fonction de son âge ;
  • respecter ses besoins ;
  • lui proposer un cadre adapté et rassurant.

Forte de cet héritage, Céline Alvarez revisite les découvertes de la chercheuse italienne. Elle applique ses principes à l’enseignement de la lecture grâce à l’éclairage nouveau des recherches en sciences cognitives. Il s’agit donc de mettre en place, au sein de la classe un environnement éducatif pensé et adapté à cet apprentissage spécifique. Concrètement, ça donne quoi ?

Progresser en lecture en classe multi-âges, de la petite à la grande section de maternelle

Les étapes

Pour mettre en place l’apprentissage du code alphabétique en classe, Céline Alvarez s’appuie explicitement sur les résultats de l’étude menée par Stanislas Dehaene et son équipe. Que préconise-t-elle ?

  1. Dès 3 ans, les élèves doivent commencer par apprendre le son, le bruit des lettres, et non leur nom. Celui-ci sera appris une fois que la lecture deviendra automatique.
  2. Ensuite, on introduit des mots courts que l’enfant va décoder en unités de sons. Le mot « sac », par exemple, comprend 3 sons lorsqu’on le prononce.
  3. Puis l’objectif est de rendre automatique ce décodage. Comment ?
    Par la répétition et la régularité. Ainsi, la lecture du mot « sac » deviendra fluide. Dans le cerveau, cela se traduit par la circulation extrêmement rapide entre la zone qui code les lettres et la zone qui les transforme en sons.
    À terme, l’enfant accède au sens du mot simplement en le voyant, car les circuits neuronaux sont en place grâce à cet apprentissage.
  4. Lorsque l’élève est prêt, on peut commencer à introduire des sons qui sont codés par plusieurs lettres, comme « in », « an », « oi » puis « gn », « br », « ph », selon une progression bien définie.
  5. Petit à petit et selon les capacités de chacun, l’enseignante introduit des mots plus complexes, voire de petites phrases.
  6. Dernier point important : l’enfant apprend à décoder en même temps qu’il apprend à coder. S’il sait déchiffrer le mot « sac », il sera capable de l’écrire, avec des lettres mobiles par exemple.
    Lecture et écriture sont les 2 faces d’une même pièce !

Pour autant, l’acte de lire ne se résume pas à une histoire de « câblage » sous la boîte crânienne !

La mise en place d’un environnement bénéfique en classe

Pour favoriser cette acquisition progressive de l’acte de lire, l’enfant doit pouvoir évoluer dans un environnement rassurant. Céline Alvarez adapte, dans sa classe de maternelle, les principes de Maria Montessori.

Il s’agit de privilégier les interactions sociales, d’abord entre l’adulte et l’enfant. Cet étayage est primordial lorsque l’élève commence à décoder des mots courts.

Le choix de la classe multi-âges est également bénéfique pour apprendre à lire. Les élèves évoluent au sein du même lieu et avec le même référent, de la petite à la moyenne section. Chacun peut ainsi aller à son rythme. Cette pratique a l’avantage de favoriser l’émulation, le tutorat et l’entraide. Marie, en grande section, qui sait déjà lire, peut raconter une histoire à Théo, en petite section, qui commence à décoder quelques mots.

C’est un véritable cercle vertueux qui se met en place ! Son moteur ? Le plaisir ! Plaisir de lire un livre seul, de décoder des mots à deux, de montrer à ses parents qu’on sait faire comme eux ! Le jeune enfant améliore à la fois son autonomie et sa confiance en soi.

📖 Vous voulez savoir comment favoriser l’autonomie et la motivation du jeune enfant, à l’école et à la maison ? Découvrez ce livre passionnant :
Une année pour tout changer de Céline Alvarez

Livre Une année pour tout changer de Céline Alvarez

Céline Alvarez – Unne année pour tout changer – Éditions Les Arènes

Les apports de l’expérience pédagogique menée en maternelle

Des résultats qui ne sont pas des preuves, mais des bénéfices réels et durables

Céline Alvarez met le public en garde : les résultats de l’expérimentation ne sont pas des preuves de l’efficacité exclusive d’une méthode pour apprendre à lire avant 6 ans !

« Le bon médecin, comme le bon maître, est un individu, non une machine à administrer des médicaments ou à appliquer une méthode d’éducation. »
Maria Montessori

Pour des raisons méthodologiques et institutionnelles, les tests n’ont pas pu être réalisés comme prévu. Néanmoins, le bilan à l’issue de cette aventure pédagogique reste très positif, avec des changements observables en classe et à la maison. Les films réalisés sur place et les interviews des parents en témoignent !

  • Une quinzaine d’enfants ont pu être évalués par l’équipe de recherche de Stanislas Dehaene : ils sont tous devenus lecteurs à 6 ans et 3 mois, avec 1,5 an d’avance.
  • Les 3 années passées dans cette classe de maternelle ont eu un impact très bénéfique sur la motivation des enfants, leur soif d’apprendre, leur autonomie. Certains d’entre eux, non francophones, ont fait des progrès impressionnants : ils ont quitté la classe en sachant parler français et en connaissant le code alphabétique.

Enseigner la lecture dès 3 ans : des pratiques évolutives, en classe ou à la maison

Aujourd’hui, la démarche pédagogique expérimentée sur le terrain pendant 3 ans, couplée à l’évolution des recherches en sciences cognitives, continue à faire évoluer les pratiques sur le territoire.

  • Les enfants peuvent apprendre à lire avant 6 ans et abordent le CP en sachant déchiffrer le code alphabétique. Le travail sur la compréhension peut alors prendre le relais.
  • Ce choix permet aux enseignants de repérer précocement les élèves qui ont des difficultés particulières et de leur apporter une aide adaptée.
  • Certains parents qui pratiquent l’IEF – Instruction en Famille – s’appuient également sur cette pratique à la maison, souvent avec succès.

Apprendre à lire en maternelle avec l’éclairage des connaissances sur le fonctionnement du cerveau humain, c’est possible et cela présente de nombreux avantages.

Gardons-nous, cependant, de dresser un tableau trop rose de cette expérimentation ! De nombreux facteurs, parfois difficiles à mesurer, interviennent dans la réussite, ou non, d’une démarche pédagogique : l’environnement social et culturel, l’histoire familiale des élèves, la personnalité de chacun, etc.

Désormais, vous avez toutes les cartes en mains pour accompagner le désir de lire de votre enfant !

Laurence Aguessy, pour e-Writers
Article rédigé lors du cursus de formation en rédaction web chez FRW.

Sources :
https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2015-02-24-09h30.htm
Maria Montessori, médecin et pédagogue – L’Histoire par les femmes
https://www.youtube.com/watch?v=z-wzEkJvNfA&t=1025s
https://www.celinealvarez.org/les-resultats