Le mouvement nappy, ça vous dit quelque chose ? Quel point commun voyez-vous entre Erikah Badu, Solange Knowles, Lupita Nyong’o, Viola Davis et Inna Modja ? Ces célébrités noires s’inscrivent toutes dans cette révolution capillaire consistant à porter ses cheveux au naturel. Comme elles, des millions de personnes à travers le monde se reconnaissent dans ce retour aux racines salvateur. Il aura fallu quatre siècles pour que le mot « nappy », qui désignait le cheveu crépu, perde sa connotation dévalorisante liée à l’esclavage. En effet, au milieu des années 2000, des Afro-Américaines reprennent leur chevelure en main. Elles redécouvrent ainsi avec enthousiasme des techniques, des coiffures et des gestes ancestraux. Et, avec l’essor d’internet et des réseaux sociaux, des milliers d’autres femmes suivent ce sillon. « Nappy » devient alors un état d’esprit, un mode de vie où s’entremêlent « natural » et « happy ».

Aux origines du mouvement nappy : du déracinement des Africains aux premières tentatives d’intégration

« Les cheveux sont des cheveux — cependant ils portent sur des questions plus larges : l’acceptation de soi, l’insécurité et ce que le monde considère comme beau. Pour de nombreuses femmes noires, l’idée de porter leurs cheveux au naturel est insupportable ». Chimamanda Ngozi Adichie, The Guardian, avril 2013.

L’esclavage et la mise au ban des cheveux crépus

Jadis, en Afrique, les diverses manières de coiffer et de parer les cheveux reflétaient l’identité de chaque individu. On pouvait ainsi déterminer le groupe ethnique ou religieux, le statut social ou marital, l’âge, ou encore la richesse d’une personne à travers sa coiffure. De plus, le moment du soin capillaire constituait un rituel essentiel de transmission culturelle entre générations.

La traite négrière a balayé cette tradition. Si « nappy » peut se traduire par « crépu », ce terme péjoratif fut volontiers associé à la laideur et au manque d’hygiène. Et les cheveux crépus, comparés à de la fourrure, à des vêtements en poils d’animaux, étaient désormais moqués.

Les esclaves noirs étaient rasés ou privés des moyens de soigner leur chevelure. Dépossédés du peigne africain, ils perdirent toute possibilité de se coiffer et s’éloignèrent de la nature de leurs cheveux. L’arrachement à leur terre natale s’accompagna ainsi de la privation de cet ustensile indispensable à leurs soins capillaires, symbole d’une pratique ancestrale, d’une esthétique, d’une culture.

L’abolition de l’esclavage et le diktat du cheveu lisse

En 1865, suite à l’abolition de l’esclavage, l’accès à l’emploi et aux grandes écoles est interdit aux personnes ayant les cheveux crépus. Au contraire, les lisser permet d’espérer une ascension sociale. C’est ainsi que se répand aux États-Unis l’usage du peigne en fer chaud. Inventée au début du 20e siècle, cette technique brûle le cuir chevelu, provoquant de nombreuses alopécies.

Paradoxalement, ce sont des entrepreneurs noirs qui perfectionnent les techniques favorisant la raideur des cheveux. Madam C. J. Walkers, fille d’esclaves, devient la première cheffe d’entreprise afro-américaine en développant une gamme de produits lissants destinés aux noirs. Son credo, « the good hair », qui signifie ici « les cheveux lisses », la rendra millionnaire.

Pourtant dès 1920, Marcus Garvey, incarnation de la lutte pour l’émancipation noire, appelle sa communauté à célébrer ses racines et son héritage africain. Par sa formule « Remove the kinks from your mind, not your hair », il exhorte ses semblables à « ôter les nœuds de leur esprit, pas de leurs cheveux ».

Le mouvement nappy et son histoire: de l'esclavage à l'explosion des réseaux sociaux

Le mouvement nappy redonne le sourire à la communauté noire

Du couronnement de l’afro à la régression capillaire

Années 60 : L’afro, coiffure emblématique de la lutte pour les droits civiques et contre la ségrégation

À la fin des années 1960, Angela Davis, activiste iconique du mouvement révolutionnaire des Black Panthers, arbore fièrement son imposante afro. Cette coiffure dense et sphérique devient le symbole de l’affirmation culturelle des Afro-Américains et de leur aspiration à l’égalité des droits civiques. L’afro devient un étendard d’émancipation, un geste militant dont s’emparent bien des stars : Nina Simone, Diana Ross, les Jackson 5…

C’est aussi la naissance du slogan « Black is beautiful », qui prône la beauté de la peau noire et des cheveux crépus. Délaissé depuis plus de trois siècles, le peigne afro ressort de l’oubli et reprend sa place dans les traditions capillaires. Pionnier de cette renaissance, le coiffeur afro-américain Willie Morrow commercialise en 1962 le premier peigne afro fabriqué aux États-Unis.

Années 80-90 : Le retour du défrisage et de l’aliénation pour les boucles d’ébène

« Défriser ses cheveux c’est comme être en prison. Tu es en cage. Tes cheveux font la loi […]. Tu te bats toujours pour qu’ils fassent ce qu’ils ne sont pas censés faire ». — Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie

Mais, malgré les progrès techniques des années 70, Morrow lui-même constate que 98 % des Afro-Américaines n’ont jamais porté leurs cheveux au naturel. Dans les décennies suivantes, les raidir reste la norme, généralement à l’aide de défrisants. Ces produits chimiques agressifs transforment et endommagent gravement la forme des boucles.

« Défriser », c’est « tuer le cheveu » dit-on en mandingue, une langue parlée dans l’Ouest africain. En effet, le défrisage modifie en profondeur la structure chimique de la kératine qui constitue la fibre capillaire. Son usage répété provoque des dommages sévères et la rend fragile et sèche.

Selon une étude parue en janvier 2012 dans l’American Journal of Epidemiology, les produits défrisants peuvent avoir des conséquences encore plus délétères. Ils augmentent notamment les risques de fibromes utérins et de problèmes urinaires : il s’agit donc d’un problème de santé publique.

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La femme noire, icône du mouvement nappy

De nappy à « natural and happy » : quand la révolution capillaire mène à l’acceptation de soi

L’essor d’internet et des réseaux sociaux sonne le réveil du mouvement nappy 2.0

Heureusement, les temps changent. Grâce à l’essor d’internet et à la faculté de communiquer avec le monde entier, les femmes noires assument et exposent leurs cheveux. En 2003, MySpace — premier réseau social d’ampleur — permet à ses membres de profiter d’un espace web personnalisé et de créer un blog. C’est ainsi que des femmes d’origine africaine commencent à prodiguer leurs conseils capillaires.

En 2006, l’avènement de YouTube amplifie ce phénomène : chacun peut désormais posséder sa propre chaîne et y enregistrer ses vidéos. Au fil du temps, le mouvement nappy, qui vante les vertus d’une routine capillaire saine, devient incontournable. Le nombre d’abonnés aux contenus de soins naturels explose. Des chaînes YouTube comme celles de Naptural85, Curly Proverbz ou Yunik et Ritini, comptabilisent à ce jour près de deux millions de « followers ».

Dans leur sillage, de plus en plus de femmes noires souhaitent entretenir une relation plus naturelle avec leur texture capillaire. Elles cessent de se conformer à l’idéal esthétique dominant selon lequel seuls les cheveux lisses sont beaux. Dès lors, elles se libèrent de ce complexe qui consiste à les dénaturer ou à les cacher pour se faire accepter. Les nappies se réconcilient ainsi avec une part trop longtemps occultée d’elles-mêmes.

The Crown act : la loi prend acte du mouvement nappy et se mêle des discriminations capillaires au travail

Le mouvement nappy ne se cantonne pas aux réseaux sociaux. Son ampleur est telle que la législation américaine en prend acte : en 2019 et 2020, plusieurs États américains adoptent le CROWN Act.

Comme le suggère l’acronyme CROWN — « Create a Respectful and Open Workplace for Natural Hair » —, cette législation prohibe la discrimination fondée sur la coiffure sur le lieu de travail. Elle vise à garantir ouverture d’esprit et bienveillance en milieu professionnel. Elle protège particulièrement les personnes afro-américaines aux cheveux naturels. Ainsi, le port de tresses, d’afros, de vanilles est autorisé, voire encouragé.

Quelques mois avant la présentation du CROWN Act à un vote national, la vice-présidente Kamala Harris a manifesté son soutien via Twitter en juillet 2020 : « Aucune fille noire ne devrait jamais grandir en pensant qu’elle a moins de valeur à cause de ses cheveux. En ce CROWN Day, célébrons nos cheveux naturels et luttons pour faire adopter le Crown Act afin que toute discrimination contre les textures et styles de cheveux soit illégale ».

400 années auront été nécessaires pour que les cheveux afros passent de l’ombre à la lumière. De l’afro aux vanilles, des tresses africaines aux dreadlocks, la variété des frisures noires est infinie. Et la créativité du mouvement nappy s’est décuplée de manière inattendue grâce aux techniques modernes de communication. En témoigne, entre autres, l’œuvre de Laëtitia Ky, artiste et féministe ivoirienne de talent. Sculptant ses cheveux en utilisant ses tresses, elle leur donne vie d’une manière époustouflante. Et vous, auriez-vous pu imaginer qu’une simple tendance esthétique recouvrait autant de traditions et d’histoire ? Connaissez-vous d’autres pratiques dans lesquelles on devient l’artiste de son propre corps ?

Lala Maïga pour e-Writers

Article rédigé lors du cursus de formation en rédaction web chez FRW.

Article relu par Anne, tutrice de formation chez FRW.

SOURCES :

Peau noire, cheveu crépu. L’histoire d’une aliénation, de Juliette Sméralda

https://www.necessarybehavior.com/blogs/news/the-natural-hair-movement-history-stigma-and-successes

400 years without a comb, Willie Morrow

https://www.yourneche.com/afrolific-willie-morrow-legendary-master-barber

https://www.fox13news.com/news/crown-act-would-protect-workers-students-from-discrimination-based-on-hairstyle

https://kulturehub.com/kamala-harris-crown-act-future