L’art n’est pas une mince affaire. Ceux qui aiment sont intarissables et ne manquent jamais le dernier vernissage. Les autres n’y pensent pas ou trouvent ce petit monde élitiste et fort intimidant. Depuis les années 2000, la sculpture hyperréaliste est à l’honneur en France : les expositions solos ou celles regroupant plusieurs sculpteurs connaissent un réel engouement. Initiés, mais aussi simples curieux attirés par les affiches, poussent les portes des musées. Le bouche-à-oreille et les partages sur les réseaux sociaux font le reste, car les artistes et leurs œuvres jettent le trouble. La statuaire hyperréaliste nous tend un miroir qui ne peut que nous ébranler. Visite guidée de ce courant à succès qui nous parle sans détour et se fait le reflet de ce que nous sommes.

Le voyage aux frontières du réel

Le réalisme avec un préfixe

Dans la famille des mouvements artistiques, donnez-moi l’hyperréalisme ! Le réalisme étant la représentation du réel, pourquoi diable faut-il y accoler un préfixe ? Parce qu’à la fin des années 1960, le réalisme fait un pas de côté : les artistes produisent des œuvres qui semblent ne pas en être.

Une peinture peut représenter le réel. Nous savons malgré tout qu’il s’agit d’une peinture : nous voyons la matière, les couches, le coup de pinceau du maître. Nous avons conscience de regarder une toile dans un cadre.

Il se produit la même chose pour les statues de marbre, de bronze ou de bois. Elles ont le goût du réel, mais elles ne sont pas le réel et nous ne sommes pas dupes.

Avec l’hyperréalisme, les frontières se font plus vagues. Nous découvrons les œuvres dans un musée. Sans ce contexte, nous serions bien en peine de dire si ce que nous voyons est vrai ou faux.

Ainsi, une sculpture de Mark Jenkins, Kristina (2022), a semé l’émoi à Londres. À travers une vitrine, des passants ont repéré une femme affalée à une table, le visage plongé dans un bol. Elle ne bougeait plus. Rien dans sa tenue ou son environnement ne laissait imaginer qu’il s’agissait d’une œuvre. Des policiers ont dû forcer l’entrée du bâtiment pour comprendre l’imposture.

Le réel : je t’aime, moi non plus

L’obsession du réel a traversé le temps : l’imitation parfaite a été le Graal pour de nombreux artistes.

Dans la Grèce antique, Zeuxis était célébré pour ses trompe-l’œil : il peignait des grappes de raisins si réalistes que les oiseaux tentaient de les picorer.

À l’époque baroque, le Bernin éblouissait Rome avec ses statues de marbre. Virtuose de l’illusionnisme, il donnait vie à la pierre. Son Extase de Sainte-Thérèse (1642) frôla le scandale tant le plaisir se lisait sur le visage de la sainte.

Jean-Léon Gérôme, peintre de son état, fut le maître du réalisme académique au XIXe siècle. Son travail sur la lumière est si impressionnant que ses toiles ressemblent à des captures d’écran. Bonaparte devant le sphinx (1868) nous convainc sans mal.

Mais au milieu du XXe siècle, tout bascule. La guerre infuse les esprits et la réalité quitte le champ artistique. Comment représenter la mort et peindre les charniers ? Peut-on sculpter les corps abîmés et les regards traversés par l’horreur ?

New York est alors le nouveau centre de l’art. On y fait le choix de l’abstraction. Les drippings de Jackson Pollock, les colorfields de Mark Rothko ou de Barnett Newman permettent de ne pas avoir à dire l’indicible. L’Homme n’est plus un sujet… pour le moment.

⏩ Focus sur : l’expressionnisme abstrait 🎨

L’hyperréalisme : miroir de nos vies banales

Le quotidien à l’honneur

Alors que le traumatisme de 39-45 s’estompe, les sixties remettent l’Homme au centre de tout. En Occident, la société du besoin se transforme en société du désir. La consommation est reine.

L’art est populaire : on le nomme pop art. Les artistes s’inspirent du quotidien, de la BD, du cinéma, de la publicité. Le banal est à l’honneur puisqu’il est devenu enviable. Leurs œuvres sont joyeuses.

Andy Warhol affiche ses Campbell’s soup cans (1962) et Roy Lichenstein fait rêver avec ses beautés blondes style comics. Claes Oldenburg expose son floor burger (1962) en caoutchouc. Retenons que l’époque est au trivial.

C’est dans cette mouvance qu’émerge l’hyperréalisme en peinture. Le Big self-portrait (1967-1968) de Chuck Close est l’image anodine d’un homme qui ne cherche pas à plaire. Il nous faut regarder la légende pour être sûrs d’avoir compris : tableau ou photographie ? Bien malin celui qui répond sans hésiter !

⏩ Focus sur : l’hyperréalisme en peinture 🖌️

Les statues plus vraies que nature de Duane Hanson

La sculpture hyperréaliste se développe en parallèle : George Segal, John de Andrea et Duane Hanson sont les pionniers du genre. On hésitait entre photo et peinture, on oscille désormais entre sculpture et vie. La statuaire hyperréaliste nous entraîne aux frontières du réel.

Ces sculpteurs réalisent des moulages. Si la technique n’est pas nouvelle, les matières sont inédites : résine, polyester, fibre de verre ou plastique. Ils interviennent ensuite sur les silhouettes pour leur donner vie.

Ainsi, Hanson peint ses créatures, travaille la pilosité et les imperfections de la peau. Il les accessoirise avec des vêtements et des objets achetés en boutique. Il ne cache pas sa volonté illusionniste et atteint son objectif haut la main.

« L’art n’a pas à être beau, il doit avoir du sens. » D.Hanson (Sun Sentinel, 1988)

Mais l’Américain va au-delà de la simple capacité à dupliquer. Il porte un message : il souligne la banalité de la vie moderne et sa perte de sens dans un monde à deux vitesses. Il montre les difficultés de ceux, majoritaires, qui ne sont pas de plain-pied dans le rêve américain.

Sculpture d'une femme vendant des livres et tableaux par Duane Hanson

The Fleamarket lady, Duane Hanson – arrière-plan : Back of Danny, Evan Penny © G.Hamon

The Fleamarket lady (1990) nous montre une femme contrainte de vendre livres d’art et reproductions pour gagner une poignée de dollars. Amatrice d’art, elle vit aux antipodes de ce qui la fait rêver.

Il suffit d’observer l’effet produit par cette nature morte contemporaine pour en comprendre la force : les visiteurs qui déambulent au sein du musée sont stupéfaits en réalisant que celle qu’ils pensaient être une gardienne au bord de l’ennui est en réalité une sculpture !

La sculpture hyperréaliste : réalité sans filtre

Territoires inexplorés

Les premiers sculpteurs hyperréalistes ont montré la voie, leurs héritiers poursuivent le débroussaillage dans le nouveau millénaire.

Les matériaux se sont améliorés : résine à base de polymères ou silicone produisent des épidermes plus souples. On perçoit mieux les pores, les rides et les ridules. Le rendu des veines et des petits défauts est saisissant. Nous sommes à fleur de peau.

La technique a évolué de façon fulgurante et certains s’en sont emparés. Evan Penny a intégré la 3D à son processus créatif. Il s’amuse avec notre perception de la réalité. Ses bustes sculptés semblent aplatis, pourtant ils se transforment et nous subjuguent à mesure que nous les contournons.

Les thèmes aussi ont changé. Le début du XXIe siècle fait peur : attentat contre les Twins Towers en 2001, crise financière de 2007-2008, dérèglement climatique, guerres. N’en jetez plus. Nous nous tournons vers les écrans et continuons d’avancer.

Les sculpteurs hyperréalistes montrent désormais notre fragilité. Les corps sont nus et ne supportent aucun filtre. C’est comme si Instagram n’existait pas, comme si BeReal était la norme.

Woman and child (2010) de Sam Jinks émeut aux larmes. Une vieille dame marquée par l’âge tient dans ses bras un nouveau-né à la peau fripée. L’amour, la protection, la fragilité, la délicatesse transpirent de ces deux corps.

Tony Matelli fait dans le minimalisme avec sa série Weed. On se demande pourquoi les mauvaises herbes n’ont pas été arrachées par les agents d’entretien du musée. Puis on comprend qu’elles ne sont pas réelles. Et d’ailleurs, est-il si difficile de coexister avec les plantes sauvages ?

Ron Mueck ou l’art à fleur de peau

Ron Mueck est la figure de proue des nouveaux sculpteurs hyperréalistes. La fondation Cartier à Paris lui a consacré trois expositions en vingt ans.

S’il œuvre avec la même minutie que ses pairs, il travaille à une tout autre échelle. Ses réalisations passent du small au XXL : impossible donc de les confondre avec la réalité. L’expérience n’en est pas moins incroyable.

L’Australien nous donne la permission d’ausculter à la loupe ou, au contraire, d’espionner de loin. Il change notre perspective sur ce à quoi on ne prête habituellement aucune attention.

Sculpture d'un couple âgé sous un parasol réalisée par Ron Mueck en 2013

Couple under an umbrella, Ron Mueck, 2013 © José D – Licence under CC BY-SA 2.0 DEED

Le couple âgé de Couple under an umbrella (2013) passe un moment agréable. Lorsqu’on s’approche, pourtant, des détails accrochent le regard. L’homme serait-il agacé ? Pourquoi tient-il son épouse très fermement ? Parvient-elle à se détendre ? Ne devrait-elle pas retirer l’alliance qui lui scie le doigt ? Ces questions, sans réponse, nous font voir au-delà des apparences.

La sculpture hyperréaliste nous transporte aux limites du réel. L’expérience va bien au-delà de la surprise esthétique, elle est un choc émotionnel. Nous sommes touchés au cœur, car nous nous voyons tels que nous sommes. Pas des humains contraints de paraître, mais des êtres de chair et d’os, embarqués dans une vie faite de contradictions, de difficultés, de petites et grandes joies. Ce moment de vérité ne nous laisse pas de marbre et l’art nous semble alors salutaire.

Sources :

  • Ron Mueck. Fondation Cartier pour l’art contemporain. London : Thames and Hudson. 2013. 244 pages.
  • Hyperréalisme. Revue DADA n° 269, janvier 2023. Paris : Éditions Arola. 2023. 50 pages
  • Au cœur de l’exposition « Hyper sensible » avec Katell Jaffrès. Musée d’arts de Nantes. 25 avril 2023. Disponible sur : YouTube (consulté le 14/03/24)

Anne-Claude Jaouen pour e-writers.

Article rédigé lors du cursus de formation en rédaction web chez FRW. Article relu par Nicolas, tuteur de formation chez FRW.