En 2020, Libération qualifie de « Nobel surprise » le prix littéraire décerné à la poétesse américaine Louise Glück. Ses recueils n’ont alors jamais été édités en France, à l’image d’une plus large invisibilisation des femmes poètes. Souvent réduites à leur rôle de muses, les autrices reconnues sont rares : Louise Labé, Christine de Pizan ou encore Anna de Noailles. Pourtant, les femmes aussi écrivent de la poésie et la scène contemporaine est prolifique et engagée. En rimes, en vers libres, leurs textes dénoncent les discriminations, fustigent le patriarcat et transpercent le male gaze. Découvrez cinq poétesses féministes qui se réapproprient l’espace, dans les rayons des bibliothèques et dans la sphère publique.
1. Visibiliser les poétesses féministes : Rupi Kaur, une prose connectée, entre résilience et sororité
Rupi Kaur bouleverse les stéréotypes tenaces sur la femme de lettres. Jeune, racisée, avec un style qui détonne, elle diffuse son art sur papier autant que sur les réseaux sociaux. Ses trois recueils (lait et miel, 2014 ; le soleil et ses fleurs, 2017 ; home body, 2020) sont traduits en 43 langues.
Au début des années 2010, la poétesse s’octroie la place qu’on refuse de lui donner pour publier ses œuvres. Elle se tourne vers l’autoédition et poste ses mots sur Instagram. Très vite, son style atypique trouve son lectorat, en premier lieu parmi les femmes ; en 2023, elle cumule 4,5 millions d’abonné·es.
Loin des alexandrins et d’une versification corsetée, sa prose souvent très courte surprend. Elle n’utilise que des lettres minuscules, et le point comme seule ponctuation : c’est une manière de faire vivre les codes de la langue pendjabi de ses parents. C’est aussi un symbole visuel de symétrie, rappel de l’égalité qui traverse ses écrits.
Les dessins dont elle accompagne ses poèmes féministes contrastent volontairement avec le sérieux et la dureté des sujets évoqués :
- les VSS (violences sexistes et sexuelles) ;
- la résilience ;
- l’amour de soi ;
- la sexualité féminine ;
- la puissance de la sororité.
La poésie de Rupi Kaur évoque la bibliothérapie, comme en témoigne son ouvrage Écrire pour guérir (2023). Parmi les pionnières des instapoets, elle contribue au regain d’intérêt pour ce genre littéraire. Dans les librairies, les poèmes écrits par des femmes se vendent mieux et les recueils de poésie féministe fleurissent.
2. (S’) émanciper par la plume, le corps et la voix : Lisette Lombé, une poésie engagée qui combat les inégalités
Lisette Lombé est une artiste belgo-congolaise aux multiples facettes : slameuse, collagiste, elle est aussi autrice de romans et poétesse.
Elle définit sa poésie comme sociale et engagée. Ses métaphores percutantes clament sa colère et défendent les minorités. Dans son livre Brûler, brûler, brûler (2020), elle évoque notamment :
- la précarité et les laissé·es pour compte ;
- l’exploitation des individus et des corps ;
- l’homophobie ;
- le racisme ;
- le patriarcat ;
- la lutte pour les droits des femmes ;
- le désir féminin ;
- les mouvements #metoo et #balancetonporc ;
- la mobilisation et la révolte.
Son activisme est inclusif et promeut l’adelphité (qui dépasse l’aspect genré de la sororité ; les adelphes sont à l’origine les enfants né·es des mêmes parents, sans distinction de genre). Lisette Lombé pointe l’invisibilisation de celles et ceux « dont on défend la parole sans jamais entendre leur voix » (Cycloparade, in Brûler, brûler, brûler, 2020). Elle organise des ateliers d’écriture à l’étranger, en prison et auprès de femmes et minorités de genre qui en sont éloignées.
Alors, oui, d’accord, on écrit de beaux poèmes pour les 8 mars mais so what ? Oui, oui d’accord, on se casse ! Mais pour aller où ? (Cycloparade, Lisette Lombé)
Slameuse, sa poésie est imprégnée d’une culture de l’oralité. Les figures de style ainsi que le jeu sur les sons et les rimes procurent beaucoup de rythme et de musicalité. L’écrivaine ne lit pas, elle déclame, sur scène ou lors de rassemblements militants. Elle performe également ses textes en les accompagnant de danses libres où le corps prend l’espace, comme une catharsis.
3. Porter la parole de l’afroféminisme et du self-love : Kiyémis, les textes militants d’une écrivaine en lutte contre les oppressions
Militante afroféministe de la 4e vague, blogueuse, Kiyémis est aussi conférencière et autrice et s’empare de sujets tels que :
- la misogynoir (à l’intersectionnalité des discriminations racistes et sexistes subies par les femmes noires) ;
- l’identité ;
- l’amour de soi ;
- la grossophobie et le body positive.
Elle est également une poétesse activiste de talent. Elle choisit le genre poétique plutôt que l’essai pour exprimer son vécu et le transformer en message politique. Son premier recueil, À nos humanités révoltées, porte des voix « sororales et décoloniales » : elle s’inscrit ainsi dans l’héritage de Maya Angelou, d’Audre Lorde, et rappelle parfois les revendications de Sojourner Truth.
Parler de l’oppression des femmes noires c’est parler de l’oppression de l’humanité. (Kiyémis, in Le Monde, 2018)
Ses poèmes voguent entre la migration, l’identité, le racisme, l’essentialisation des femmes noires ou encore le self-love. Les mots prennent les contours d’autres langues, se morcellent, se réinventent (va {c} illantes), s’isolent ou au contraire incluent (revigoré·e·s). Ils traduisent aux lecteurs et lectrices les tâtonnements et ruptures qu’exprime la poétesse.
Comme chez Lisette Lombé, la colère est présente dans la poésie de Kiyémis. Elle la personnifie, déconstruit l’idée d’un sentiment irrationnel et libère son « élan transformateur » pour plus de justice sociale. Elle revendique le pouvoir de l’outil culturel qu’est la littérature et qualifie la langue de soft power dont elle invite à s’emparer. « Ne plus réclamer. Créer. » (À nos humanités révoltées, p. 37)
4. Penser le couple sous le prisme du féminisme : Coline Pierré, une exploration poétique du langage et du pouvoir des mots
Les femmes grandissent avec une injonction à être silencieuses […], à utiliser les mots avec parcimonie. (Coline Pierré, chaîne YouTube de L’Iconoclaste, 2023)
Depuis 2013, la plume de Coline Pierré se retrouve en librairie dans les rayons jeunesse. Elle est également autrice d’un essai, et d’un roman sur la poétesse Sylvia Plath (Pourquoi pas la vie, 2022). En 2023, son recueil de poèmes vient rejoindre les strophes de la collection Iconopop, co-dirigée par une autre femme de poésie, Cécile Coulon.
Dans Une grammaire amoureuse, Coline Pierré s’interroge sur notre rapport au langage, et sur les mots qui manquent parfois. Elle inscrit sa réflexion dans le cadre de la relation romantique entre un homme et une femme.
Pour l’autrice, la manière dont nous manions la langue découle d’une construction genrée, dans laquelle s’exprime une domination masculine. Les femmes intériorisent la discrétion et le compromis, quand les hommes sont encouragés à prendre la place, y compris par les mots. La poétesse défend d’ailleurs le recours à une langue et une écriture inclusives comme moyen d’action « poétique et politique ».
Les vers ciselés, inventifs et jamais superflus de Coline Pierré se veulent des outils de libération. Ils poussent à la créativité – comme pouvait le faire Frida Kahlo et son Je te ciel – pour l’épanouissement d’un langage commun. Mieux se comprendre, pour une nouvelle façon de s’aimer.
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5. S’affranchir des injonctions à la maternité idéalisée : Elia Malika, écrire le post-partum pour se libérer des carcans
Parmi les mots des poétesses féministes qui brandissent l’intime en étendard, ceux d’Elia Malika explorent notamment la maternité.
Les femmes qui écrivent sont un danger pour le patriarcat. Les mères plus encore. (Elia Malika, Colostrum, p. 67)
Professeure de français et autrice, elle rédige aussi les Lettres de la joie, une newsletter engagée. Celle qui se définit comme écrivante sur son compte Instagram y publie des poèmes aux images saisissantes. Avec des mots puissants, elle milite pour une libération de la parole des mères.
Dans le prolongement des réflexions du club de lecture materféministe qu’elle anime, elle écrit deux œuvres de poésie : DébrisE (2022) et Colostrum (2023). La démarche se veut politique : ce qui relève des mères et de leur intime a aussi un intérêt. Il est temps de donner voix aux sujets les plus triviaux face à la misogynie qui juge l’écriture des femmes futile. Dans Colostrum, l’autrice renverse les représentations idéalisées du post-partum. Elle aborde sans fard :
- la solitude des mères face au machisme d’une société qui les efface de l’imaginaire collectif ;
- l’ambivalence maternelle ;
- le quotidien, entre charge mentale et travail invisible ;
- la maladie ;
- les injonctions à la famille classique ;
- la transmission ;
- l’allaitement, mais aussi tous les fluides féminins, cachés, honteux (menstruations, transpiration, larmes, etc.).
Lorsqu’elle parle d’où elle écrit, « à côté de la poubelle de couches […], près du tapis d’éveil », on pense à Virginia Woolf et à l’importance d’un lieu à soi. Au fil des mois qu’elle égrène on s’enveloppe de sa prose amie, loin de l’image d’Épinal d’une mère Wonder Woman.
Face à leurs vécus et aux colères qu’on veut faire taire, les femmes et minorités de genre s’arrogent des espaces pour poser leurs mots. C’est le cas dans la sphère publique – à l’instar des mouvements de collages féministes – mais aussi sur le papier. Ces poétesses, et tant d’autres, s’organisent sur les réseaux ou dans des lieux dédiés comme la revue spécialisée Sœurs.
Pour laisser fleurir le cri. (Elia Malika, Colostrum, p. 107)
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Coline Jacquelin, pour e-Writers
Article rédigé lors du cursus de formation en rédaction web chez FRW.
Article relu par Nicolas, tuteur de formation chez FRW.
Sources :
DOR, Fabiola. Comment Instagram a dépoussiéré la poésie [en ligne], Les Échos Start. 15/03/2019. Disponible sur : https://start.lesechos.fr/societe/culture-tendances/comment-instagram-a-depoussiere-la-poesie-1175662
ELIA MALIKA. Colostrum, Collection Or des lignes, Paris : Frison-Roche Belles Lettres, 2023, 107 p.
KAUR, Rupi. home body, Paris : NiL Edition, 2021, 192 p.
KIYÉMIS, « Parler de l’oppression des femmes noires c’est parler de l’humanité », [Vidéo en ligne], Le Monde.fr. 11/04/2018. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/video/2018/04/11/kiyemis-parler-de-l-oppression-des-femmes-noires-c-est-parler-de-l-oppression-de-l-humanite_5284072_3212.html
KIYÉMIS. À nos humanités révoltées, Premiers matins de novembre Éditions, 2018, 60 p.
LOMBÉ, Lisette (propos recueillis dans L’invité(e) des matins du samedi). Lisette Lombé, sur la rive de la poésie sociale. RadioFrance.fr. 07/05/2022. Disponible sur : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins-du-samedi/lisette-lombe-8004754
LOMBÉ, Lisette. Brûler, brûler, brûler. Collection Iconopop, Paris : Éditions L’Iconoclaste, 2020, 88 p.
PIERRÉ, Coline. Une grammaire amoureuse [Vidéo en ligne]. Chaîne Youtube Éditions de L’Iconoclaste, 12/04/2023. Disponible sur : https://youtu.be/H2YRvgoLAbQ
PIERRÉ, Coline. Une grammaire amoureuse, Collection Iconopop, Paris : Éditions L’Iconoclaste, 2023, 112 p.
Sites officiels des autrices : Rupi Kaur https://rupikaur.com/ ; Lisette Lombé https://www.lisettelombe.com/ ; Kiyémis https://lesbavardagesdekiyemis.wordpress.com/ ; Coline Pierré https://www.colinepierre.fr/
Comptes Instagram des autrices : Rupi Kaur @rupikaur_ ; Lisette Lombé @lisettelombe ; Kiyémis @kiyemis ; Coline Pierré @colinepierre ; Elia Malika @eliaamalika
Un article, qui donne envie d’en savoir plus et d’écrire. Informer est une chose, susciter l’envie de plus est un exercice délicat.