Peut-on souffrir de trop de beauté ? La question peut paraître saugrenue, mais la réponse risque pourtant de vous surprendre.
Oui, notre corps et notre esprit peuvent ressentir douloureusement des œuvres d’art. Ce mal-être profond, l’écrivain Stendhal l’a vécu à Florence au début du XIXe siècle. Au cours des années 1980, une psychiatre italienne, Graziella Magherini, décrit ce trouble, qu’elle nomme syndrome de Stendhal. Les victimes évoquent des symptômes physiques et psychologiques plus ou moins violents et parfois durables. Florence, Rome, Jérusalem ou Paris, toutes ces villes à l’incroyable richesse patrimoniale peuvent faire perdre à la tête aux voyageurs trop sensibles.

Un trouble profond vécu par Stendhal en 1817 lors d’un voyage à Florence

Stendhal n’est sans doute pas la première victime de ce syndrome. C’est pourtant bien l’auteur du rouge et le noir qui a, le premier, couché par écrit ce ressenti.

Un éblouissement douloureux décrit par l’écrivain

Nous sommes en 1817. Marie-Henri Beyle est déjà écrivain, mais il n’est pas encore le grand Stendhal. Il publie cette année-là un récit de voyage sobrement intitulé Rome, Naples et Florence.
Son périple l’amène dans la capitale toscane au mois de janvier 1817. Enthousiaste à l’idée de découvrir la ville, il décrit un émoi presque amoureux :

« Avant-hier, en descendant l’Apennin pour arriver à Florence, mon cœur battait avec force. Quel enfantillage ! (…) Enfin les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d’état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d’une femme qu’on aime. »

Pourtant, après la visite de la basilique Santa Croce, Stendhal ne se sent pas bien. Son propos prend alors une teinte différente :

« En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »

C’est ce témoignage, celui d’un homme écrasé par la beauté, qui met en lumière ce que l’on nomme aujourd’hui syndrome de Stendhal.

La Cité du Lys, un sanctuaire artistique propice aux émotions intenses

Ce n’est pas un hasard si Stendhal a ressenti ces symptômes dans cette ville puisque cette pathologie est également appelée syndrome de Florence.
La richesse artistique y est exceptionnelle. La basilique de Santa Croce abrite notamment des œuvres patrimoniales de Cimabue, Donatello, Brunelleschi. On y trouve aussi les sépultures de Machiavel, Galilée ou encore Michel-Ange.

Photographie de la façade de la basilique Santa Croce à Florence.

La basilique Santa Croce dans laquelle Stendhal a vécu sa douloureuse expérience. Photographie de Fabrizio Annovi, libre de droits.

Il n’est guère surprenant qu’un amoureux de l’art sacré comme Stendhal ait été si douloureusement subjugué.

L’art a des effets tout bonnement incroyables. Une étude récente a ainsi mis en évidence l’effet antalgique de la musique de Mozart sur les nouveau-nés.

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Une beauté écrasante à l’origine de nombreux symptômes

Graziella Magherini, psychiatre à Florence, est la première à décrire scientifiquement les symptômes ressentis par Stendhal. Son travail a permis de mieux comprendre les ressorts de cet étrange mal-être.

Esquisse d’une typologie des victimes du syndrome de Stendhal

Dans son étude, Graziella Magherini a identifié certaines caractéristiques sociologiques.
Les personnes les plus susceptibles de subir un syndrome de Stendhal sont les femmes, plutôt jeunes et voyageant seules. Les victimes sont européennes (les touristes d’Amérique du Nord ou d’Asie sont très peu touchés) et ont majoritairement reçu une éducation religieuse ou avec une forte imprégnation culturelle.
Notre cher Stendhal cochait la quasi-totalité de ces cases, hormis celle du genre. Cette sensibilité émotionnelle extrême est désormais mieux comprise des scientifiques.

Quand le corps entre violemment en résonance avec une œuvre d’art

En 1989, la psychiatre italienne publie Le syndrome de Stendhal, fruit de plus de vingt années d’observation. Elle y dresse la liste des symptômes physiques.
Mains moites, vertiges, palpitations cardiaques, douleurs à la poitrine, suffocation, évanouissements, voilà quelques-unes des manifestations ressenties par les patients de Graziella Magherini.
Beaucoup de médecins considèrent ces symptômes comme psychosomatiques. Autrement dit, le syndrome de Florence se jouerait d’abord dans la tête avant de se jouer dans le corps.

Des effets psychologiques nombreux et déstabilisants

Les symptômes psychiques provoqués par cette surcharge émotionnelle peuvent s’avèrent assez violents. Les patients font état de crises d’angoisse et de panique ou encore d’un sentiment de perte d’identité. Les répercussions sur la psyché se révèlent si puissantes que des hallucinations, des épisodes d’amnésie et des bouffées délirantes peuvent survenir. Le désir de détruire l’œuvre à l’origine du mal-être fait également partie des symptômes identifiés.

Le syndrome de Stendhal, un vécu dont il est parfois difficile de s’extraire

Tous les témoignages insistent sur un ressenti profondément intime qui prend le pas sur la perception d’un réel devenu extérieur à soi. Ce sentiment est si intense que certaines victimes s’en remettent difficilement.

Une expérience intime profondément troublante

Lorsqu’en 2018, un touriste de 70 ans décède d’un arrêt cardiaque devant La naissance de Vénus de Botticelli, certains y voient les seuls effets de l’âge.

La naissance de Vénus, de Sandro Boticelli.

La naissance de Vénus, de Sandro Boticelli, 1484-1485. Photographie libre de droits.

Le scepticisme existe quant à la réalité du syndrome de Stendhal. Pourtant, les cas ne sont pas rares. Graziella Magherini a travaillé avec plus d’une centaine de patients et l’on recense une dizaine de victimes chaque année à Florence. Les témoignages balaient les derniers doutes.

Florence Castelbou, agent immobilier et passionnée d’art, raconte sa confrontation avec La naissance de Vénus en 2014 :

« J’avais des frissons partout et je ne contrôlais plus mon corps. Ma tête s’est mise à tourner et mon cœur s’est serré très fort. (…) Il a fallu que je quitte la pièce pour ne pas faire un malaise. »

Pour Isabelle Lemelin, enseignante, les souvenirs de sa visite de la cathédrale Santa Maria del Fiore en 2018 sont encore terriblement vifs :

« C’était merveilleux, mais ça a fini par devenir douloureux. Je ne me suis plus sentie capable d’absorber autant de beauté, c’était au-dessus de mes forces. »

Le syndrome possède incontestablement une dimension psychosomatique. Les relations complexes entre le corps et l’esprit ne sont d’ailleurs plus à démontrer, notamment les liens entre l’intestin et le cerveau.

Le syndrome de Stendhal, un choc artistique difficile à surmonter

La plupart de ces symptômes disparaissent rapidement, selon Rodolphe Oppenheimer, psychothérapeute. Le retour au domicile et un peu de repos suffisent généralement à mettre fin aux troubles.
Pourtant, malgré la pensée positive, se remettre du syndrome de Stendhal n’est pas si facile. Beaucoup de victimes évoquent des séquelles psychologiques durables. Pour preuve, Isabelle n’envisage pas de retourner à Florence, de peur de revivre ce traumatisme. Pour le docteur Oppenheimer, une psychothérapie peut permettre de retrouver le goût de l’art sans craindre pareille mésaventure.

Au-delà du syndrome de Florence, Paris et Jérusalem font aussi déborder les émotions

Florence n’est pas la seule ville à générer des chocs émotionnels intenses. Des cas similaires ont déjà été recensés à Rome ou Athènes. Un syndrome du voyageur très différent a vu le jour à Paris et à Jérusalem.

Le syndrome de Jérusalem, une submersion religieuse

Jérusalem est aussi à l’origine d’un syndrome qui porte son nom. Celui-ci relève essentiellement de l’expérience mystique. Le psychiatre israélien Yaïr Bar-El, qui a travaillé sur ce syndrome de Jérusalem, en décrit les symptômes : anxiété, besoin obsessionnel de se purifier et identification à des personnages bibliques. Il n’est pas rare de croiser à Jérusalem ces touristes qui chantent des psaumes à tue-tête ou déclament des sermons plus ou moins cohérents.
Les victimes sont généralement très croyantes. La confrontation au sacré crée chez eux une sorte de transe mystique qui s’estompe après quelques jours.

Un homme atteint par le syndrome de Jérusalem, et s'identifiant à un personnage biblique.

Le syndrome de Jérusalem, l’un des syndromes du voyageur. Photographie de Jacek Prosyk, sous licence Creative Commons.

Le syndrome de Paris ou l’idéal déçu

La Ville Lumière possède aussi son syndrome du voyageur. Ce trouble est vécu par des touristes étrangers (notamment asiatiques) en visite dans la capitale pour la première fois. Nourries d’une vision idéalisée par des œuvres comme Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, leurs attentes sont très élevées. Confrontés à une réalité décevante, ces touristes ressentent une frustration intense. Ce décalage génère une détresse émotionnelle, connue sous le nom de syndrome de Paris.
Les symptômes ressemblent à ceux ressentis dans d’autres villes : crise d’angoisse, tachycardie, hallucinations, etc. Malheureusement, lorsque Florence trouble par ses œuvres ou Jérusalem par sa religiosité, c’est la déception qui crée le syndrome de Paris.

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Doit-on craindre de mourir d’art ? Dans son film La grande belezza, sorti en 2013, Paolo Sorrentino répond par l’affirmative. Il met en scène la mort d’un touriste japonais terrassé par la beauté de Rome. Le syndrome de Stendhal est un trouble intense, dont les symptômes bousculent le corps et l’esprit. Il s’avère heureusement passager.
Ce syndrome de Florence, comme celui de Jérusalem ou de Paris, touche surtout des personnes dont la sensibilité culturelle ou religieuse est exacerbée. La confrontation avec le réel déclenche chez eux une surcharge émotionnelle. Si vous ne correspondez pas à ce profil, le syndrome de Stendhal devrait vous épargner.

 

Joël Boutteville, pour e-Writers

Article rédigé lors du cursus de formation en rédaction web chez FRW.

Article relu par Périne, tutrice de formation chez FRW.

 

Sources :